Le suicide de l'Occident et la revanche du Sud-Orient
- Guy Mettan
- 4 avr. 2024
- 13 min de lecture

Bienvenue dans la réalité ! Après une semaine de flonflons pendant laquelle le gratin de l'économie, de la politique et des médias suisses et internationaux s'est tapé sur le ventre en vantant ses mérites et ses succès dans "l'amélioration de l'état du monde", le forum de Davos a refermé ses portes avec son autosatisfaction habituelle.
Le retour sur terre sera dur car l'Occident doit désormais non seulement encaisser l'échec de la contre-offensive ukrainienne mais aussi affronter la déroute morale à laquelle sa politique continue de double standard - faites ce que je dis mais pas ce que je fais - l'avait conduit.
Entretemps, les événements de Gaza ont transformé cette déroute morale en défaite stratégique.
Notre drame à nous autres Occidentaux - pour paraphraser Abraham Lincoln - est que nous pouvons nous mentir à nous-mêmes tout le temps et tromper le reste du monde une partie du temps, mais que nous ne pouvons plus tromper tout le monde tout le temps. Or le moment arrive où il va falloir payer la facture. C'est à ce constat sans appel que parvient, par un autre chemin, Emmanuel Todd dans son dernier livre (La défaite de l'Occident, Gallimard).
Il s'appuie, avec son brio habituel, sur des données statistiques, des évolutions économiques et culturelles et une rigueur d'argumentation difficilement contestables. Nous allons y revenir plus loin.
Si le brouillard de la guerre, l'efficacité de la censure et l'intensité de la propagande ont pu donner le change en Ukraine et faire croire que l'entière responsabilité de ce conflit incombait à Poutine-le-Démoniaque, l'invasion de la bande de Gaza puis les crimes de guerre commis par l'armée israélienne auront permis, si besoin était, de dessiller les yeux des plus aveugles. La planète entière a été à bon droit choquée par les atrocités du Hamas le 7 octobre dernier, mais elle est aujourd'hui sidérée - Occident mis à part - par la rage et la méticulosité morbides dont témoignent les envahisseurs israéliens depuis trois mois. A la légitime indignation qui a suivi les crimes du Hamas succède désormais la non moins légitime indignation à l'égard des exactions commises par Tsahal à l'encontre des populations civiles palestiniennes.
Même la loi du talion - œil pour œil, dent pour dent - n'a pas été respectée par l'Etat juif, comme il s'appelle très officiellement lui-même, alors que le judaïsme s'en réclame pourtant: à vingt contre un (23 000 Palestiniens tués pour 1100 victimes israéliennes), toutes les limites du code ont été franchies. A tel point que des milliers de Juifs, en Israël ailleurs dans le monde, s'en alarment.
Désormais, l'Etat israélien apparait aux yeux de la majorité du monde pour ce qu'il est - un Etat oppresseur, annexionniste, néocolonial, qui pratique ouvertement l'apartheid et l'épuration ethnique ainsi que l'ont reconnu les défenseurs occidentaux des droits de l'Homme (Human Rights Watch, 2021) et la Cour internationale de Justice en 2004 déjà.
Pour les non-Occidentaux, Israël n'est pas cet ilot de démocratie isolé au milieu d'un océan de dictatures qu'on se plait à présenter. L'Afrique du Sud ne s'y est pas trompée, elle dont Nelson Mandela disait que le monde ne serait pas débarrassé de l'apartheid tant qu'il subsisterait en Palestine. Elle a porté plainte contre Israël pour tentative de génocide devant la CIJ, un organe présidé par une Américaine, Joan Donaghue, mais réputé pour être plus impartial que la très politisée Cour pénale internationale, soumise à l'influence anglo-saxonne depuis sa création en 2002. On attend son verdict.
Quoiqu'il en soit, les dommages moraux et le dégât d'image ont atteint un point de non-retour. Les pays occidentaux sont pris la main dans le sac du deux poids deux mesures, eux qui sont partis en guerre par Ukraine interposée contre la Russie parce que celle-ci avait annexé et envahi des provinces de son voisin, mais qui acceptent sans broncher que leur protégé israélien fasse de même au Golan et en Cisjordanie depuis cinquante ans et en violant allègrement le droit international.
Quant à Israël et au monde juif, ils sont tous deux en train de perdre la légitimité et le respect que leur valaient la Shoah et des siècles de persécution en Europe.
Comment un peuple qui a subi de telles épreuves peut-il adopter un comportement aussi inhumain vis-à-vis d'enfants et de civils innocents ? Si la mémoire de la Shoah n'est plus le rappel désintéressé du Crime des crimes mais un instrument de propagande qui sert à justifier un sionisme éradicateur, si la lutte contre l'antisémitisme n'est plus le juste et nécessaire combat contre le racisme anti-juif mais un outil qui sert à légitimer un Etat prédateur dirigé par un leadership corrompu, il deviendra alors très difficile de soutenir ces causes.
C'est pourtant ce qui est en train de se passer.
Pour la première fois dans l'histoire, l'opinion publique mondiale peut assister en direct à deux guerres qui ont les mêmes causes - des préoccupations sécuritaires existentielles sur fond d'attaques mortelles, d'annexions et d'occupations opportunistes de territoires - et qui génèrent les mêmes comportements agressifs et mortifères, mais qui reçoivent, de la part de l'Occident et des cercles davosiens, un accueil radicalement différent. Dans un cas, on déploie le tapis rouge pour le chef de l'Etat coupable mais dans l'autre on le bannit et on l'inculpe pour crime de guerre.
Cette attitude duplice n'est plus tolérée hors des frontières occidentales. Comme le massacre de Katyn pour les Polonais, celui d'Oradour pour les Français ou la famine causée par Churchill au Bengale en 1943 pour les Indiens, les images de Gaza sous les bombes vont hanter le monde arabe pendant des décennies et affaiblir la lutte contre l'antisémitisme partout dans le monde, y compris chez nous.
Le prix à payer sera donc lourd tant pour Israël que pour l'Occident. Nous aurons gagné la bataille des tunnels mais perdu la guerre des cœurs et du droit. Aux yeux du reste du monde, nous aurons basculé du mauvais côté de l'Histoire. Le revirement de l'Inde est fascinant à cet égard. Au lendemain de l'attaque du 7 octobre, le pays avait pris fait et cause pour Israël, à la fois par anti-islamisme et par souci de préserver ses bonnes relations, toutes récentes, avec les Etats-Unis. Puis Delhi, à la faveur de la visite, passée inaperçue chez nous, du ministre des Affaires étrangères Subrahmanyam Jaishankar à Moscou fin décembre, a brusquement fait machine arrière et pris ses distances avec Tel-Aviv et Washington, confirmant son amitié stratégique avec la Russie et renouant avec sa posture non-alignée. En Afrique du Sud, c'est par centaines de milliers que les Sud-Africains sont descendus dans la rue, début janvier, pour protester contre le massacre des Palestiniens. Aux Etats-Unis, ce sont les jeunes qui dénoncent en masse Biden-le-Génocidaire.
Ces exemples montrent, une fois de plus, que les Européens et les Etats-Unis ne sont plus en mesure d'imposer leur narratif et que celui-ci est violemment contesté par les pays du Sud et d'Orient, qui jouissent désormais de leurs propres médias et d'une vision autonome de l'ordre mondial. Dans leur esprit, ces deux conflits, qui ont été alimentés pendant des décennies par un soutien inconditionnel à l'Ukraine et à Israël, sont perçus comme des moyens de retarder l'émergence d'un ordre mondial plus juste et plus équitable. C'est une nouveauté radicale.
Bien sûr, l'Occident n'a pas dit son dernier mot. Il pourrait d'ailleurs inverser le mouvement et rétablir son leadership en reconstruisant la paix. Il lui suffirait de miser sur la coopération plutôt que la confrontation, et sur la reconnaissance de l'Autre plutôt que sur son anéantissement. Rien n'empêche Israël de restituer le Golan à la Syrie, de vivre en paix avec le Liban, d'accepter l'existence d'un authentique Etat palestinien à ses côtés, ou de constituer un Etat fédéral binational comme de nombreux sionistes l'avaient envisagé avant 1948. Et rien n'empêche, s'il ne souhaite pas négocier avec le Hamas islamiste (qui n'est pourtant que le pendant musulman des extrémistes ultra-orthodoxes juifs qui peuplent le gouvernement israélien), de libérer le Nelson Mandela palestinien Marwan Barghouti pour le laisser prendre la tête d'une Autorité palestinienne renouvelée. Si l'Afrique du Sud a su le faire, pourquoi pas Israël ? C'est ce que suggère en tout cas l'ancien chef du Shin Bet Ami Ayalon dans le Guardian.
De même pour le conflit en Ukraine. Si l'Ukraine et l'OTAN avaient accepté d'entrer en matière sur le projet russe de sécurité européenne en décembre 2021, la guerre n'aurait jamais éclaté. Il n'est pas impossible d'y revenir, à condition de mettre toutes les parties autour de la table. Après tout, c'est ce que l'Ouest avait réussi à faire en 1973 en signant les accords d'Helsinki avec l'Union soviétique. Or on est loin du compte. Quand la Suisse se pose en promoteur d'un sommet pour la paix en Ukraine en boycottant la Russie, on mesure l'inanité du projet et l'immense chemin qui reste à parcourir pour restaurer le dialogue.
Les paramètres d'une paix durable sont connus. Mais chez nous, personne ne veut les considérer. On préfère diaboliser, déconsidérer l'adversaire, nier son humanité, et continuer à miser sur la guerre pour retarder au maximum le moment fatidique où nous devrons abandonner notre prétention à dominer les affaires mondiales et partager le pouvoir avec les autres puissances. Par un reste d'hybris sans doute mais surtout à cause d'un excès de faiblesse. Nous n'avons plus le courage ni les moyens d'oser la paix des braves. C'est cette impuissance tragique que la thèse d'Emmanuel Todd éclaire avec force : notre régression morale et notre incapacité à régler nos difficultés politiques autrement que par la violence, loin d'être des effets de circonstance, sont les fruits pourris d'un inexorable et incontrôlable affaissement économique, démographique et culturel.
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"Dans les pays arabes, plus personne n'écoute ce que disent les Occidentaux", me dit cet ami algérien. Il aurait pu ajouter : dans les pays asiatiques, africains et latino-américains non plus. L'effondrement moral et le narcissisme médiatique leur ont fait perdre tout crédit. Dans son livre, Todd en donne les raisons historiques et matérielles. L'Occident est en train d'imploser, de s'effondrer sur lui-même, de se vider de l'intérieur pour s'abimer dans le vide, fasciné qu'il est par le nihilisme.
La guerre en Ukraine en est un exemple : la Russie va gagner cette guerre parce qu'elle se bat chez elle et pour elle. C'est une démocratie autoritaire certes (qui applique la décision de la majorité sans égard pour les minorités) mais dont l'économie et la société sont stables, voire en progrès comme en témoignent sa résilience agricole et industrielle, sa production annuelle d'ingénieurs et l'amélioration constante de son espérance de vie, supérieures à celles des Etats-Unis malgré les différences de population. Nous en avons parlé plusieurs fois dans ces colonnes.
L'Ukraine, pays meurtri par Staline mais cajolé par le pouvoir communiste après 1945, s'est révélée incapable de construire un Etat stable après 1991. Elle n'a jamais réussi à se libérer de la tutelle des oligarques et de la corruption. Peu à peu, le pouvoir a été accaparé par la minorité ultranationaliste de l'Ouest (les "néo-nazis" dans la terminologie russe) et l'anarcho-militarisme du Centre suite à l'émigration massive des élites russophones et russophiles de l'Est après 2014. Ces nouvelles élites se sont gardées de le développer et d'y implanter une vraie démocratie puisque les partis d'opposition, les syndicats et les médias critiques y ont été interdits. Aujourd'hui radicalisé, le régime de Zelenski vit désormais sous perfusion et sans autre projet que sa haine de la Russie.
L'Europe de l'Est a suivi le même schéma, la guerre en moins. Les anciennes élites communistes ont passé avec armes et bagages dans le camp libéral. Elles ont juste changé de maitre, troquant Moscou et ses roubles contre les euros et les dollars de Berlin, Bruxelles et Washington. L'ami d'hier est devenu le nouvel ennemi tandis que les pays de la région se dépeuplaient pour approvisionner en main d'œuvre pas chère les usines allemandes et que leurs gouvernements prenaient leurs ordres et s'achetaient des appartements à Londres et à Washington. Seule exception : la Hongrie qui, après avoir lutté sans répit pour sa souveraineté contre les Turcs, les Autrichiens puis les Soviétiques, tient à la préserver contre les diktats de Bruxelles.
Quant à l'Europe occidentale, dans le sillage des Etats-Unis, elle est à la fois victime de sa dérive oligarchique - ses élites ont fait sécession avec leur peuple - et de la chute finale du protestantisme, garant de hautes exigences éducatives et d'une éthique du travail désormais disparues dans les poubelles de l'histoire. N'y comptent plus que la cupidité, les profits à court terme, l'image et la comm. La démographie est en berne, la démocratie en crise, l'industrie allemande en récession, l'endettement en expansion, la défense en jachère, le projet politique européen en voie d'extinction. Le moteur allemand est en train de caler, la diplomatie d'équilibre française s'effiloche tandis que le Titanic anglais est en train de sombrer après avoir raté le sursaut espéré du Brexit et confié les rênes de son destin à ses anciens colonisés, tels Kwazi Kharteng, Sadik Khan, Rishi Sunak ou Humza Yousaf. Mais personne ne prête attention, les orchestres européens ayant mis la sono à fond pour cacher le naufrage.
Quant à la Scandinavie, après des siècles de pacifisme et de progressisme raisonnables, elle a soudain basculé du féminisme militant au bellicisme militaire, grâce à une kyrielle de premières ministres pour qui cette évolution semblait aller de soi.
Quant aux Etats-Unis, ils sont entrés dans un processus de décadence aussi durable qu'irréversible. Leur niveau éducatif s'effondre. Ils doivent importer des ingénieurs et des scientifiques par dizaines de milliers. L'espérance de vie chute tandis que la mortalité infantile augmente et qu'explosent les dépenses de santé, pourtant les plus élevées du monde, l'obésité, les fusillades de masse et les prisons. La démocratie s'étiole, elle est contestée tantôt par les Démocrates (qui ont refusé l'élection de Trump et tenté de le renverser deux fois par impeachment) tantôt par les Républicains (qui ont cherché à nier la victoire de Biden). La méritocratie protestante WASP a cédé la place à une oligarchie néolibérale, plus bigarrée mais sans attache ni patrie. L'économie, une fois dégonflée de ses bullshit jobs archi bien payés - avocats, communicants, lobbyistes, publicitaires, assureurs, financiers, économistes - produit peu de biens réels et vit à crédit en imprimant des dollars et en important massivement marchandises, services et capital humain au prix d'un endettement qui se calcule en trillions de dollars.
Pire que tout : l'Amérique n'a plus de vision, de culture, d'intelligence collective. Elle saute d'une mode à l'autre (aujourd'hui, c'est l'intelligence artificielle), d'une guerre à l'autre, d'une innovation futile à une autre, de l'hystérie antirusse à l'obsession chinoise, en se persuadant que les réseaux sociaux et la traque aux fake news vont la sauver.
Marqueur de ce nihilisme ? Le wokisme transgenriste. Todd date la fin du protestantisme - et du catholicisme depuis que le Saint-Siège autorise les prêtres à bénir les couples de même sexe - et le début de l'ère nihiliste à l'adoption du mariage pour tous et du droit de changer de sexe à volonté. Quand un homme peut être une femme et une femme un homme indépendamment de son sexe biologique et que cette possibilité devient l'idéologie dominante, il y a rupture anthropologique avec le reste du monde, qui pense que l'Occident est devenu fou.
Voilà l'essentiel des thèses de Todd, interprétées librement et cum grano salis.
Reste à savoir si elles sont exactes et quelles en seront les conséquences. On ne tardera pas à le savoir, notamment à l'issue du conflit en Ukraine, qui permettra d'y voir plus clair.
En attendant, il est permis d'éclairer ce constat à l'aide de l'histoire, et même de la fiction cinématographique. Après tout, la saga de la Guerre des Etoiles de Georges Lucas n'est-elle pas une métaphore de la mutation de la république américaine en empire planétaire autoritaire ? Une république galactique corrompue se transforme en empire tyrannique à la faveur d'un coup d'Etat de ses élites dirigeantes appuyées par une Fédération du commerce avide de nouveaux marchés planétaires. L'oligarchie a pris le pouvoir. Les formes de la démocratie - institutions, sénateurs, consuls - sont conservées, mais pas son esprit. Un empereur sans visage - pensez aux gnomes de Davos ânonnant le catéchisme globaliste - dirige l'ensemble d'une main de fer grâce à un militarisme exacerbé et des légions de clones qui exécutent docilement le programme, tandis qu'une poignée de rebelles un peu farfelus assistée de quelques preux chevaliers Jedi tentent de restaurer le côté lumineux de la Force. Cinquante ans après le premier film, comment ne pas y voir une allégorie de l'évolution des Etats-Unis ?
La république romaine et sa transformation en empire oligarchique et autocratique n'a-t-elle pas suivi le même chemin malgré les tentatives de Cicéron pour s'y opposer ? La religion civique et les forces démocratiques s'effondrant sous la pression des oligarchies enrichies par la conquête incessante de nouveaux marchés en Grèce, Gaule, Asie Mineure et Afrique du Nord, ont dû céder la place à des élites globales sans foi ni loi. Les valeurs traditionnelles, celles de l'austère paysan-soldat latin, se sont effacées au profit de la cupidité, de la prévarication, du clientélisme politique et de luttes fratricides entre populistes plébéiens de type Marius ou César et oligarques sénatoriaux de type Sylla et Lépide. Jusqu'à ce qu'un tyran ambitieux et inspiré restaure durablement l'autorité par la force des armes et une habileté à sauver les apparences en prétendant n'être qu'un modeste primus inter pares.
Ici aussi, les formes républicaines, élections sénatoriales et des tribuns de la plèbe, séances du Sénat, consuls et licteurs, ont subsisté. Mais le pouvoir réel s'est concentré dans les mains d'un seul, un empereur soutenu par une fine couche de patriciens qui contrôlaient les finances, le commerce, les grands domaines fonciers et même la perception des impôts tandis que des guerres incessantes étaient menées contre des ennemis extérieurs décrits comme barbares. On pense ici aux figures honnies de Poutine et Xi Jinping.
(Pour plus de détails, voir mon livre "Le continent perdu" (Syrtes, 2019) et ma contribution "The Global World and the New Western Empire" (The 17th International Likhachov Scientific Conference, Saint-Petersburg, May 18-20, 2017).
Citons enfin un dernier historien, américain et contemporain, Paul Kennedy, qui avait analysé les causes de la "naissance et du déclin des grandes puissances". A l'occasion d'une mise à jour publiée dans The New Statesman à l'occasion du 30e anniversaire de la parution de son livre, il vient réexaminer les dilemmes qui se posent à toute puissance hégémonique menacée de surextension impériale alors qu'elle est en déclin relatif, comme c'est le cas des Etats-Unis. Washington n'a plus que deux options : concentrer ses ressources, ce qui revient à offrir moins de garanties à moins de gens, ou renforcer sa crédibilité auprès de son large cercle d'affidés, ce qui revient "à constater que le système actuel n'est plus viable et qu'il faudrait investir beaucoup plus dans la sécurité nationale". Dixit l'ancien secrétaire américain au Trésor Larry Summers à Bloomberg TV.
Biden préfère esquiver ce choix difficile en renonçant à la fois à réduire ses engagements et à dépenser suffisamment pour les respecter. Problème : les 886 milliards de dollars du budget de la défense 2024 sont très insuffisants pour remplir cet objectif malgré leur taille colossale. Trump préconise la stratégie inverse : un repli stratégique sur des objectifs défendables et donc limités aux alliés indispensables. D'où sa réticence vis à vis de l'OTAN et de la poursuite de la guerre en Ukraine, et son intérêt à trouver un accommodement avec la Russie.
Pour Paul Kennedy, la messe est dite : les Etats-Unis n'ont plus les moyens politiques et économiques de doubler ou tripler leurs dépenses militaires pour satisfaire 50 alliés à la fois et se battre sur trois fronts en même temps, Ukraine, Israël et Taiwan ou Corée si un conflit ouvert devait s'ouvrir dans le Pacifique. A l'avenir, « la couverture de sécurité américaine sera plus étroite, plus petite, limitée à ces endroits bien connus tels que l’OTAN-Europe, le Japon, l’Australie, Israël, la Corée, peut-être Taïwan, et pas grand-chose d’autre », tranche Kennedy.
A titre personnel, je rajouterai que l'histoire a connu un tel précédent, celui de l'empire romain d'Orient. Constatant l'incapacité de l'empire romain à se battre sur tous les fronts en même temps, l'empereur Constantin avait pris la décision d'abandonner Rome pour se replier sur Constantinople. La partie occidentale s'est effondrée, au terme d'un processus qui aura tout de même duré un siècle et demi. Mais du coup, il a réussi à prolonger l'existence de la partie orientale pendant plus de mille ans. Une stratégie qui ne manquait pas de vista, on en conviendra.(GIM)
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